La dernière fumée de cigarette

Le cendrier est plein.

J’ai un trop plein de cendre.

Lentement la cigarette se consume.

La première cigarette euphorique.

La première cigarette est euphorique.

Comme quand on prend un premier joint.

Elle se partage, le jour où la cafetière est en panne.

Et qu’avec un collègue, je veux quand même faire une pause.

Plein de choses à faire avec son collègue ?

Pas vraiment.

La cigarette se propose .

Un moment de partage et d’interdit.

Comme le ferait un adolescent.

La bulle déconnectée du monde.

Dans les soirées, avec un verre de bière, la cigarette vous sort du bruit, du monde de la soirée.

La cigarette nous met sur pause. Lorsque on clique sur le briquet, c’est comme appuyer sur pause de la télécommande.

Assouvir son besoin d’être seul, de réfléchir. De faire le replay de sa vie.

Mettre son quotidien en stand-by.

La cigarette vous propulse dans un monde parallèle. Car elle vous fait rencontrer des inconnus.

Des personnes qu’on avait pas vues, étrangères.

La relation phatique se noue. Parler de tout et de rien.

Et très vite, ce moment permet les discussions improbables.

La confidence ; ou tout simplement parler de la soirée, avec le recul d’un anthropologue.

Se lancer dans des débats, parler de la condition humaine. Tout cela en 10 minutes. La cigarette, dans ce moment fugace, pousse aussi à l’urgence, dans la discussion.

De la même façon, au boulot, la rencontre avec des collègues d’autres services. Des patrons qu’on aurait jamais abordé.

C’est là aussi qu’on apprend des informations importantes ; qui ne sont pas communiquées par des powerpoints.

Ici, la rumeur peut se dévoiler librement.

D’autant qu’avec l’interdiction de fumer a l’intérieur, l’instant cigarette a lieu hors de sa bulle physique ( la salle de la soirée, le bureau ).

Prendre l’air (sic) pour s’enfumer la cigarette.

J’en ai croisé des histoires, des fou rires dehors avec des collègues inconnus.

Qui deviennent compagnon de cigarette.

Professionellement, cela peut aider, même.

En recroisant ses collègues, on a déjà ce petit point commun. Du partage de ces petits moments. Qui ont inscrits avec l’autre une proximité, dans un petit moment de plaisir.

On se comprend, on va s’aider.

Dans un concert, dehors, j’ai pu croiser des gens incongrus. Qui retirent leur carapace. Oscar Sisto, grand metteur en scène, avec plusieurs Molière à son actif. Et professeur dans l’émission Star Academy. Un homme brillant, avec qui en toute simplicité, on peut parler de soi. A nu.

Chaque bouffée de cigarette libère son esprit.

Pourquoi s’arrêter ?

Pourquoi arrêter ce moment qu’on pourrait considérer comme socialement jouissif ?

Il suffirait de sortir dehors, avec son verre de bière à la main, ou son gobelet de café.

Pour retrouver ce même rituel.

C’est sortir du clan des fumeurs. Comme une agression pour le groupe. Comme un voyeur .

Car la cigarette est aussi un outil de communication. De la communication non verbale.

Allumer la cigarette se fait dans le silence des mots. Pas besoin de parler.

D’ailleurs, la séduction fait parfois partie de ce rituel.

Le geste d’allumer sa cigarette ; de lentement expirer la fumée devient addictif. Un plaisir immédiat.

A une femme, ou un homme qui avance la cigarette ; tout est dans le regard, le geste du briquet qui s’avance.

La flamme qui jaillit ( comme un signe ). La rougeur de la cigarette incandescente.

Aucun mot. Juste des regards.

Ce que Sacha Guitry évoque :

 Je devine le passé d’une femme à la façon dont elle tient ses cigarettes, et l’avenir d’un homme à la façon dont il tient la boisson. »

Ray Birdwhitell a longuement étudié le langage du corps.

Le langage du corps est aussi important que le langage verbal. Et le geste de la cigarette est lui-même un langage.

Texte qu’on relira ici : Le geste de la cigarette, ou le lent langage du corps.

Perdre sa vie, lentement mais sûrement.

La cigarette électronique en soi est une béquille aidante. Elle permet de maintenir le rituel. Continuer de retrouver sa bulle extérieure.

Et l’on ne trahit pas sa meute de fumeurs. Le fumeur est bienveillant. Il accepte le fumeur électronique.

Perdre sa vie.

Le fumeur sait qu’il se met en danger, en fumant.

L’espérance de vie diminue un peu plus à chaque cigarette allumée. Le cancer du poumon ne se guérit pratiquement pas.

L’addiction est évidemment entretenue par le lobbying des producteurs de cigarette.

Longtemps, l’image du fumeur a nourrit l’imaginaire.

Le cow-boy Malboro a longtemps été utilisé dans les publicités, quand elles étaient encore autorisées. Ironie, les acteurs des publicités sont morts du cancer du poumon..

Au cinéma, les images du fumeur valorisent l’acteur. Dans ce rapport de séduction.

Plus mortifère, les substances dans la cigarette entretiennent la dépendance.

Un lobbying si puissant qu’il est inconcevable d’interdire cet objet de mort, comme on pourrait le faire avec de la drogue dure.

Le compte à rebours.

J’ai empilé des années de construction de mon corps. Si puissant.

De mon corps ; des premiers pas jusqu’au déploiement de mes bras, de mes jambes dans l’eau de la piscine. Moment de plaisir et de bien être.

Des années d’effort, et de joie, à embrasser le monde.

Des années à construire une vie sociale, spirituelle.

Des années à entretenir l’amour.

Des années à écrire.

Et la cigarette, une à une, déconstruit mon monde inexorablement.

Pourquoi faire du sport, faire du yoga, du jogging pour entretenir son corps pendant qu’on le détruit par les substances cancérigènes ?

Pourquoi mettre une crème sur son visage pour le maintenir dans sa jeunesse si la cigarette vous fait vieillir ?

Pourquoi protéger sa peau de crème solaire et éviter le cancer de la peau si le cancer du poumon viendra à sa place ?

La mort programmée par la cigarette est invisible. Elle s’entend un peu par la toux. Par le mal au poumon. Et il sera trop tard.

Attaché au respirateur pour redonner de l’oxygène à mon corps qui ne sait plus respirer. Voilà le destin du fumeur.

Ne pas faire évaporer sa vie, en laissant évaporer la cigarette.

Devant, des années sont encore probables, même certaines.

Et bien plus certaines que la certitude que la cigarette mène inexorablement à sa perte.

Je ne veux pas perdre.

A la place d’une cigarette, boire un verre d’eau. Un rituel efficace pour arrêter du jour au lendemain.

Et pour gagner, assis devant le cendrier, je laisse partir en fumée ma mélancolie.

Remplacée par la fierté d’enfin maîtriser ma vie.

La dernière cigarette.

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