Tel l’écrivain devant sa page blanche. Pour être lu, pour subjuguer le réel.
Tel l’amant qui écrit sur le papier sa passion pour son être aimé.
Telle la petite fille qui envoie quelques mots à sa grand-mère pour lui souhaiter les voeux.
Ce rapport entre soi, son univers intime, et les autres.
Aujourd’hui, qui écrit encore avec sa main, un stylo ?
Les adolescentes et adolescentes écrivent ils encore dans un journal intime ?
Des carnets, où on laisse la trace de son univers , jardin secret, notre « âme ».
Pas celle qu’on partage sur Facebook ou sur les forums.
Les usages numériques ont déplacé l’écriture vers le clavier.
Les tablettes numériques nous imposent de lire.
Et peu d’écrire. A part cliquer d’un « I like » ce qu’on lit, ou ce qu’on aime.
L’écriture n’est pas morte, aujourd’hui et demain !
L’être humain a cette faculté de résister, de changer la technique pour la rendre à son image.
C’est la formidable jouissance de la résistance lente de l’être humain.
Il ne se laisse pas prendre par la rapidité de la technique, des nouveaux usages.
Le temps humain est lent.
Et résiste au temps rapide des nouvelles possibilités.
C’est humain, c’est tant mieux !
C’est ce qu’a conceptualisé Régis Debray dans le concept de « l’effet jogging » :
Si la modernité a apporté au XXème siècle la voiture, le bus ; le déplacement facile, le jogging est une forme de résistance moderne :
On ne peut plus marcher ?
Alors courons, pour rien, dans les parcs, dans les salles de sport, sur un tapis roulant.
Comme pour signifier, que si le monde moderne nous aide à nous déplacer, on peut encore le faire soi même.
C’est que derrière chaque usage moderne se décline des formes de résistances « rétrogrades ».
Régis Debray rappelle que si le monde de l’information et de communication si modernes, démocratiques devrait permettre une meilleure compréhension de l’autre, les intégrismes multiples ( religieux, économiques ) sont toujours aussi présents.
Soyons donc rassurés.
Si notre monde moderne anéantit certains usages, comme celui de l’écriture , on y trouvera les actes de « résistance humaine ».
Chère à Albert Camus. Je me révolte, donc je suis !
Derrière le SMS, et Twitter, le besoin d’écrire, et de savoir écrire.
Pourquoi écrire ?
L’apprentissage de la lecture, de l’écriture, de la grammaire est un fondamental pour qui veut communiquer, et vivre dans le monde.
La pratique des nouveaux usages ( les réseaux sociaux) , décriés comme perte de temps, a pourtant une vertu pédagogique :
Séduisant ( pouvoir correspondre, discuter et chatter avec ses copains et amis ), le réseau social, objet technique et médiatique, impose de savoir écrire au moins quelques mots.
Dans les expériences dans les écoles, la pratique du réseau social ( échanger de manière électronique avec d’autres, sous forme de mails, de tweets ) est plus importante que le contenu.
C’est un rite, un moment crucial dans la vie de la classe : celui de savoir qu’on va communiquer avec l’Autre.
La communication est ainsi le mécanisme de motivation de quoi découle la fonction nécessaire associée :
Celle de l’écriture.
La naissance des TwittClasse procède de cette vertu pédagogique : pour pouvoir communiquer avec l’autre, il me faut des mots, une structure, une grammaire.
L’usage de l’écriture renaît par l’usage de la technique « séduisante » et facile.
Le blog, ou l’expression de soi revisitée et exigente.
Derrière le premier Tweet, limité à 140 caractères, ou les commentaires sur Facebook :
L’expression est « castrée ».
Penser que la technique réduit la pensée est fausse.
Tout adolescent, tout être humain, cogite, et avec beaucoup plus de voyelles et consonnes que celles qu’on laisse sur la toile numérique.
Faisons confiance aux nouveaux écoliers pour passer à l’étape suivante : pouvoir exprimer sa pensée de manière plus élargie.
L’usage du blog est l’étape suivante. Non le blog n’est pas mort.
Balbutiant, l’écriture sur le blog passera par une écriture « auto-centrée » sur soi, fragile, sans contenu forcément .
Comme les pages écrites sur son journal intime.
L’important n’est pas le contenu. Mais l’expression, et le rapport intime avec sa sphère spirituelle.
L’avantage du blog est d’écrire « pour tout le monde » ( le blog est lu par tous les internautes).
L’échec de tout blogueur est celui de ne pas être lu.
Notre monde moderne où il faut « paraître » peut sembler stérile.
Mais pour celui qui veut écrire : il doit suivre la loi implacable : écrire un bon contenu pour être lu.
De là, le cycle vertueux. Le blog, comme une hyper-extension de soi !
Comme l’indique Benjamin Bayart, « l’imprimerie a permis aux hommes de lire, internet celui d’écrire. »
La nouvelle expression de soi. La fin du progrès humain, et de l’esprit rationnel. Séduire !
« On lit tout et n’importe quoi ».
La littérature, les essais jusqu’à la fin du XXeme siècle procédaient de l’intériorité de l’esprit humain.
L’image du penseur de Rodin, ou de la rationalité de Platon ont fait loi :
la spécificité de l’être humain est sa capacité à être rationnel ; l’esprit est la substance de l’homme.
Et il faut gommer ce qui le dénature, ou le « salit » : l’expression du corps, des instincts. Nous ne sommes pas des animaux.
Après plusieurs siècles d’échec sur le progrès humain, chers aux humanistes, le constat est là :
l’homme n’est pas que raison ; il est corps.
Rationnaliser son expression, par le schéma pédagogique Thèse / Anti-Thèse / Synthèse n’est plus d’actualité.
Les recherches en communication, qui montrent que la communication n’est pas que transmettre un message d’un individu A à un individu B remettent en lumière ce qu’est l’homme :
il communique avec ses tripes, sa voix, son intonation, ses gestes. Parasites, mais essentiels.
L’écriture en ce sens évolue, et derrière le paradigme de la thèse – antithèse – synthèse, chère à l’école républicaine :
communiquer c’est d’abord capter l’auditoire.
En terme d’écriture, il s’agit donc de :
Séduire / poser les faits / et donner à réfléchir, en se référant à des éléments.
On remarquera dans les nouveaux usages sur le web qu’ils procèdent de cette tendance :
Même le journalisme, inscrit sur le web, procède de cette méthode :
Articles courts, séduisants ( accroche par des photos, titres « markétés », quelques chiffres chocs ).
Et qui parfois font référence à des articles de fond ( ce qui est une exception ).
La référence, ou les limites de la curation ?
Ecrire, c’est partager ce qu’on pense.
Ensuite, évidemment, c’est communiquer. La communication n’est jamais seule avec soi même, mais intégrée dans notre monde ( communiquer c’est entrer dans l’orchestre ).
Faire référence aux autres, c’est essentiel.
La curation, qui met en avant est fondamentalement cet usage de faire « référence à » : inutile de copier/coller ce qu’on a pu lire, ou partager.
Plus efficace de donner le lien url vers les articles de référence.
Cela limite l’infobésité : le trop d’information inutile et parasite. Autant faire référence que dupliquer.
Sur la toile, les sites de « curation » ( scoop’it, paper.li ) permettent ce partage.
Malheureusement, ils ne donnent aucun sens. Pas d’éditorial, ou d’explication du « pourquoi je partage ».
Le paradigme « séduction – je m’exprime – je fais référence à » n’est pas encore ancré dans les usages web.
Mais faisons confiance aux nouvelles générations d’internaute.
L’exemple concret qui suit nous le montre.
L’exemple de jeuxvideo.com
Penser que nos progénitures sont idiotes, et « chattent » sur internet sur des sujets futiles, sans réflexion, est une aberration.
On a toujours critiqué les moyens modernes : la télévision ( « que de la débilité » ), les jeux vidéos ( » que de la violence » ), les réseaux sociaux ( « que de fautes d’orthographes » ).
Sur un site de jeu vidéo, où on parle de catch ( la nouvelle mode de nos jeunes ), pensez-vous qu’on puisse parler de Roland Barthes, sémiologue, mort en 1980 , qui parle de structuralisme ?
Oui.
Sur le site jeuxvideo.com, l’échange entre jeunes « blabla 18-25 ans » commence ainsi :
« Regarder des mecs en slip huilés faire semblant de se battre en faisant des grimaces, et en essayant d’avoir l’air menaçant… !!!!! Sérieusement… Ca ne m’etonne pas que ce soit autant à la mode dans le nord de la France… Je défis quelqun de me trouver un intérêt à cette merde… Ok chacun ses gouts mais bon… Pour ceux qui aiment, soit vous êtes homos, soit vous êtes des beaufs, soit… »
Un amateur de catch, fait référence à un article, ici publié, sur la « sémiotique du catch, selon Roland Barthes » :
« tiens l’auteur https://zeboute.wordpress.com/2010/12/21/semiotique-du-catch-par-roland-barthes/ »
Le jeune répond :
« intellectualiser ce qui ne l’est pas, c’est le passe temps favoris des fiottes bobos qui se cherchent une utilité dans notre société »
La discussion s’engage, autour de ces « référents » ou intellectuels qui mettent en lumière :
» c’est pas une question d’intellectualiser, mais d’étudier des phénomènes de société. essayer de comprendre ce qui peut rendre certaines choses populaires, d’autres non. c’est ce que les philosophes et sociologues ont toujours fait, mais bon c’est vrai faut ouvrir un livre, c’est compliqué…
tu critiques les fans de catch d’être des beaufs abrutis mais t’as pas l’air d’être une lumière non plus. tu dois pas connaitre roland barthes non plus… avec cette manie habituelle aux abrutis dans ton genre de traiter de « bobo » tout ce qui pourrait ressembler à un tant soit peu de culture. à une époque, essayer de se cultiver n’était pas consodéré comme ringard, au contraire.
continue comme ça, toi tu m’as l’air très utilise dans la société »
Cet exemple nous montre que :
- le besoin de « références » expliquant notre monde est crucial. Et le décloisonnement des intérêts et formes de communications disparates ( site de jeux vidéos et blog « intellectuel » ) est possible.
- les jeunes n’ont pas besoin de tout ré-écrire ; mais d’y faire référence. ( la « curation » vertueuse ).
- l’écriture est « performatoire » : si elle est inutile, elle ne doit pas exister.
En ce sens, mon billet sur Roland Barthes a été salvateur.
Peut être lu par les étudiants en sémiologie, il a été lu par 46 jeunes fans de catch.
Voilà pourquoi j’écris.
Voilà pourquoi il faut écrire.
A vos plumes !