Peut-on être libre ?

Sommes nous déterminés par notre environnement, par notre éducation ? Peut on décider de sa vie ?

Les philosophes peuvent aider à répondre. Un résumé de siècles de réflexion, ici, qui aidera à vous mettre sur le bon chemin !

Les manuels de développement personnel vous promettent de « devenir soir ». D’agir pour retrouver notre âme d’enfant.

Comme si nous avions le pouvoir de décider de notre vie.

Le libre arbitre est-il vraiment possible ? Comment agir au quotidien pour tracer la vie que nous souhaitons mener ?

La fatalité.

Est-ce que notre vie n’est pas tout simplement tracée, depuis tout petit jusqu’à maintenant ? Les astres, la voyance accompagnent depuis le début de l’humanité , notre chemin : notre destin serait tout tracé.

  • la tragédie

Un beau texte d’Anouilh, dans Antigone illustre ce destin, que je vous propose de lire.

Il illustre le fait que tous nos actes sont déjà décidés. Qu’il n’y a que les incarner. La vie serait donc une tragédie définitive, qu’il suffit de regarder.

Voici l’extrait d’Anhouilh :

Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l’on se pose un soir…

C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille, cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr… Dans le drame, avec ces traitres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme u accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes.

Dans la tragédie, on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents, en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir : qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on a plus qu’à crier, pas à gémir, non, pas à se plaindre, à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit qu’on ne savait peut être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin !

Notre destin serait déjà écrit, par les astres, les Dieux. Et il n’y a rien à faire. Surtout, il ne faut pas s’en offusquer, s’en plaindre.

Nous n’avons que le choix d’incarner un destin qui nous échappe.

On remarquera la différence entre le drame et la tragédie. Le drame, c’est vouloir se plaindre, changer son destin malgré lui.

La tragédie, elle, est rassurante. Le destin a été tracé, et cela se passera, et il suffit de laisser le fil de la vie couler. Si j’accomplis un acte, ce n’est pas parce que je le veux, mais parce que je suis déterminé à le faire. Un rôle que je joue, dans le vaste théâtre de la vie.

Il y a un côté rassurant de savoir que notre vie suit un fil conducteur. Et surtout, je ne suis pas responsable. Puisque ce n’est pas moi qui ait décidé de mes propres actes..

Mais je n’ai pas d’effort particulier à faire ? Etudier, apprendre, aider, soutenir ne seraient pas nécessaires, puisque au final, la fin est posée.. ?

Accepter le destin

Les stoïciens ont cette même explication sur la fatalité. Le monde est bien régi par un destin déterminant tout ce qui arrivera. Mais celle ci est plus heureuse. Elle s’inscrit dans une harmonie.

Emporté par le vent du destin, nous ne pouvons résister.

Faisons référence à Zénon et Chrysippe qui illustrent l’image d’un chien attaché à une charrette :

Si le chien veut bien suivre la charrette, le chien est tiré et l’accompagne. Le chien suit la nécessité de suivre. Si le chien ne veut pas, il y est quand même contraint. Il en est de même pour les humains.

Sénèque, dans la même approche, indique : « Les destins conduisent une volonté docile ; ils entrainent celle qui résiste« . ( Les lettres à Lucilius ).

Les stoïciens sont donc clairs : la fatalité est une cause qu’on ne peut empêcher, et il faut la suivre !

A la différence de la tragédie, la doctrine stoïcienne est plus optimiste. Au fond, ce destin est proposé dans l’harmonie du tout. Le rôle qu’on nous enjoint est à revêtir..

Nous ne choisissons pas le rôle que la nature nous confie : nous ne sommes pas des auteurs de notre vie, mais des acteurs.

Alors comment devenir libre dans ce cas ?

Epictète pose déjà la question : « Comment pourrais-je suivre en tout les dieux et vivre content sous le gouvernement divin, et comment pourrais-je devenir libre ? ».

Et qu’est-ce la liberté ?

Epictète prend cet exemple qui nous éclairera : Peut-on écrire un mot comme il nous plaît ? Assurément, non. nous apprenons à l’écrire comme il convient de l’écrire..

Apprendre à être libre consiste à vouloir chaque chose comme elle arrive. A nous y adapter :

Nous devons aller nous faire instruire, non pour changer les conditions des choses, mais, les choses étant vis-à-vis de nous ce qu’elles sont et ce que les fait leur nature, pour pouvoir adapter nous-mêmes notre propre volonté aux événements.

Cette absence de liberté comme on l’entend ne signifie pas cependant de ne pas avoir une certaine forme de liberté. Nous avons la capacité à donner notre assentiment aux événements qui nous dépassent. Nous avons cette aptitude de jouer son rôle au mieux, collaborant au destin.

Comme le souligne Epictète :

Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l’auteur dramatique a voulu te donner : court, s’il est court ; long s’il est long. S’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qui t’es donné ; mais les choisir appartient à un autre.

Accepter un destin tout donné n’est pas aisé ; surtout quand le sort s’acharne sur nous. La mort d’un proche, la maladie. Il faut beaucoup de sagesse pour prendre les clés de sa liberté..

L’exemple est celui de Diogène.

Pourtant né de parents esclaves, ce philosophe a su s’affranchir de tout ce qui pouvait prendre prise sur sa servitude : il abandonne la fortune. Il se détache de ses amis, de sa patrie. Rien ne lui appartient, et Diogène ne désire pas les biens extérieurs. Et c’est comme cela qu’il est libre. « Comme une figue ou une grappe de raisin, à une saison déterminée de l’année : si tu les désires pendant l’hiver, tu est stupide ».

La liberté consisterait ainsi à supprimer les mauvais désirs. La personne libre a modifié son rapport avec les biens matériels, les autres, avec elle-même. Et de tout ce qui ne dépend pas de nous.

Ainsi conclue Epictète :

Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.

L’indétermination du futur.

A l’inverse des stoïciens, l’idée que le futur n’est pas déterminé et que je peux agir est le pendant à la doctrine d’une fatalité.

Choisir entre deux actions possibles, voilà la liberté.

Descartes, dans « Méditations métaphysiques« , écrit :

« La liberté consiste en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas ; nous agissons en telle sorte que nous nous ne sentons point qu’aucune force extérieur nous y contraigne ».

Chaque décision a une alternative. Et chacun peut choisir. C’est bien le sentiment de liberté que l’on a souvent, devant les possibles qui s’offrent à nous !

Aristote soulignait déjà que certes, le monde céleste et tout mouvement est d’une exactitude mathématique, et la nécessité règne. Mais dans notre monde, là où l’on vit, les choses peuvent être ou ne pas être. Nul ne peut prévoir et définir l’avenir.

L’horoscope ne peut rien prévoir .. L’être humain est le principe et le générateur de ses actes, comme de ses enfants.

Serions-nous plus heureux si nous étions totalement libres ?

Pas vraiment. Rappelons nous d’Anouilh qui oppose la tragédie ( où tout repose sur la force du destin ) au drame. La liberté engendre l’hésitation, l’angoisse, le remords, la responsabilité. Libre, c’est accepter la responsabilité de ses actes.

Refuser la fatalité, c’est aussi voir l’arrivée d’une mauvaise nouvelle non plus comme un événement accepté ( car écrit dans notre destin ) mais comme un accident. Et dont on doit assumer les conséquences. D’avoir agi, ou de ne pas avoir agi.

Prenons l’exemple d’un accident qui arrive à une personne chère.

Se dire que l’événement devait se produire et se serait produit quoi qu’il arrive, quoique nous ayons pu faire, soulage. A contrario, si on accepte l’idée d’un monde qui n’est pas entièrement déterminé, on peut resasser, culpabiliser : j’aurais pu éviter l’accident de la personne chère.

Echapper au déterminisme de la nature

Certains faits sont déterminés par l’extérieur. Certains phénomènes physiques sont déterminés de l’extérieur par des causes : comme les orages, un tremblement de terre.. L’humain, lui, échappe à cet ordre de la nature entièrement déterminé par la loi de causalité. Car il peut agir en fonction de la représentation de fins.

Lorsqu’il engage une action, l’être humain n’est pas déterminé par des causes, mais se détermine lui-même intérieurement par des raisons.

D’ailleurs, parfois, l’être humain a des dilemmes en lui, une morale qui le font douter. Et finit par choisir.

C’est l’option de Kant. Dans la critique de la raison pratique,

Avec cet argument : s’il y a bien une chose qui est intrinsèque de la nature de l’homme, c’est son instinct de survie.

Et pourtant, si vous étiez devant le dilemme suivant : devant la mort imminente d’une personne, parfois vous pourriez choisir de passer votre vie avant la vôtre. C’est le cas pour une personne proche. Ou un passant que vous allez sauver d’une noyage, en sachant que vous pourriez mourir aussi. Le sujet n’est pas si vous allez le faire ou pas. Mais c’est possible. Kant n’affirme pas que nous le ferions ou que nous ne le ferions pas. Mais que cela est en nous possible. Aussi, il conclue, « nous reconnaissons en nous la liberté, capacité à s’affranchir de déterminismes naturels.

Donner sens aux évènements. Faire sa vie.

On peut penser que notre vie est souvent déterminée par les événements extérieurs comme l’éducation, l’hérédité, l’histoire. Et qu’au bout, on finira par mourir..

Pourtant, ce qu’on fait de notre vie est le plus important, finalement, quoiqu’en soit l’issue. Et c’est ce qui a de plus « excitant », car là dessus, nous sommes en sommes libres.

Ainsi, pensons au peintre Van Gogh, devant une toile. Il a une palette de peinture, des pinceaux. Il a devant lui un modèle. Van Gogh a un style. On pourrait ainsi présager de ce que pourrait donner la peinture qu’il fera, une fois terminée. Et pourtant, non, le résultat est imprévisible. Chacun met le grain de sel de la vie.. « Cet imprévisible rien »..

Ainsi, il y a bien des paramètres « pré-définis » de notre vie : notre éducation, notre lieu de vie, notre pays, notre race, les circonstances extérieures de l’environnement. Mais cet ensemble de paramètres, une fois lancés, comme des dés, ne sont pas strictement déterminants. Il revient à chacun de donner sens à une situation.

C’est ce que Jean-Paul Sartre indique :

L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.

Notre passé ne détermine pas notre présent, ni notre avenir : seul le sens que nous donnerons aux événements de notre vie déterminera la valeur.

Il n’y a ni bonne, ni mauvaise étoile. Notre situation, quelle qu’elle soit est neutre.

Sur le déterminisme social, il faut rappeler qu’il n’est pas absolu.

Comme l’indique Chantal Jaquet, historienne et philosophe, notamment ayant défini le concept de transclasse :

Il ne faut pas confondre un déterminisme social réel avec une fatalité. Cela pèse d’être né dans tel ou tel milieu : les conditions matérielles et culturelles sont différentes ; elles jouent, mais ce n’est pas une fatalité. Il faut bien distinguer un causalité de type statistique et probabiliste ( 7 chances sur 10 de reproduire le même sort que les parents ) et une causalité physique de type mécanique telle que, la cause étant posée, l’effet s’ensuit nécessairement.

Pas de situation, pas de déterminisme, pas même de nature qui définirait ce que nous sommes. Nous venons vierge au monde de tout inscription, de tout caractères, de toute sens.

L’existence précède l’essence, tel est le sens de la thèse de Sartre.

Nous ne sommes rien, au départ. A la différence d’un objet, qui a une fonction, une essence pour laquelle il a été fabriqué, pré-établie. On dit que son essence précède son existence.

Mais pour nous, c’est le contraire. Quels que soient les projets de nos parents, quels que soit l’éducation donnée, il nous revient à nous et à nous seuls de nous définir et de choisir le sens de notre existence.

Et seul ses actes montreront ce qu’il est. La réalité seule importe, non les rêves ou les espoirs. Nul ne peut dire « ce n’est pas de ma faute si j’ai raté ma vie.. »

Nous seuls , sans excuses, sans repères, condamnés à être libres, condamnés à chaque instant à nous inventer nous-même.

Cela peut être épuisant, et lourd à porter. Dans « Les Mouches« , Jean-Paul Sartre l’écrit : « Ce qui est tragique en fin de compte c’est ma liberté, parce qu’elle est mon destin ».

Assumer sa liberté, c’est avoir un rapport lucide à sa propre condition. On peut ressentir un vide ( sentiment désagréable qui s’installe, l’expérience de la nausée, chez Sartre ). Et surtout sentir l’incomplétude de ce que nous sommes. Nous ne serons jamais justifiés, définis, complets, satisfaits.

Et on peut être chancelant, à vouloir tout simplement exister. Et le faire comme on peut. Souvent, on joue un rôle. On fait comme… Comme un professeur doit jouer son rôle de prof’:, comme une maman avec son enfant. On essaye de prendre un rôle, au sérieux.. Quitte à ne pas être soi-même.

C’est ce que Jean-Paul Sartre évoque ici, avec ce garçon de café :

Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main.

Le garçon de café sur-joue, n’est pas lui même, pas tout le temps. Et l’image du garçon instable qui tente de bien jouer son rôle est éclairante.. Il tente de tenir debout, dans sa vie.

Perpétuellement, nous tentons de réaliser quelque chose qui n’est pas possible intégralement : nous ne sommes jamais aucune de nos attitudes, aucune de nos conduites. Le garçon de café, dans son expression, est une « représentation ». Pour les autres, et pour soi-même.

On essaie de se prendre au sérieux, dans le rôle qui est le nôtre. Sartre appelle cela « la mauvaise foi » : l’illusion qui consiste à se mentir à soi-même sur ce qu’on est..

La fiche de poste et la dictature du « On »

Jouer un rôle, pour Sartre, c’est un peu de tenter de mimer un peu la vie, lorsqu’on n’a pas la force, l’énergie d’exister par ses actes en permanence. Par paresse. En attendant d’y arriver.

Heidegger, lui, est plus catégorique sur la limite de cette liberté. Pire, il parle de « déchéance de notre liberté« .

La sociologie, au delà de la philosophie, a montré que nous sommes forgés par le fait social. Les manières d’agir, de penser, et de sentir ont une origine extérieure à l’individu. Et elles ont un pouvoir coercitif : elles s’imposent à l’individu. On croit agir selon notre propre volonté ? Rien de plus faux.

Quand nous remplissons notre rôle de parent, d’époux, d’enfant modèle, nous effectuons des devoirs définis en dehors de nous. Comme des fiches de poste qu’on doit exécuter consciencieusement.

Ces injonctions sont parfois en contradiction avec nos désirs véritables. Mais ils sont objectivement en dehors de nous.

Les exemples d’injonction sociales sont multiples : la femme doit avoir un enfant ; l’adolescent juvénile doit trouver une copine, et surtout pas un amoureux ; l’injonction à suivre le même parcours de son père. Les conventions sociales pèsent. Et nous obligent. Surtout inconsciemment.

Et nous mimons beaucoup plus que nous pensons.. Nous avons beau dire « je pense ceci », « je désire cela », ce n’est pas vrai : c’est « on pense », « on désire cela ».

Heidegger l’appelle la « dictature du On« . Nous recevons du dehors, de la société les règles morales à appliquer, les règles d’esthétiques, politiques..

Le mimétisme se voit dans la publicité. Pour faire comme, ressembler à…

Quel est pour vous le chef d’oeuvre du cinéma ? A la question posées à des individus, certains répondent « le guépard ». Car c’est un « film immense » selon le consensus des passionnés de cinéma. Mais que ces individus n’ont pas vu, ou pas aimé..

Nous sommes dans un langage tout fait ; les gouts, les modes, les idées ; tout est repris, Rien d’authentique. L’être humain perd la capacité d’être soi. Il se fond dans une moyenne anonyme..

La déchéance de notre liberté s’est bien sûr accélérée sur 3 premiers glissements de notre fierté d’humain :

  • Copernic découvre que nous ne sommes pas le centre de l’univers.
  • Darwin nous montre que nous ne sommes qu’une évolution de l’animal.
  • Freud nous montre que l’inconscient dirige quelque peu notre liberté : « le moi n’est pas maître dans sa propre maison ».

Plus actuel :

Les manipulations quotidiennes d’un monde générant l’économie comportementale : Le « nudge », ou le petit coup de pouce est la technique subtile pour nous pousser à agir dans un sens. Un petit coup de pression pour choisir des aliments sains plutôt que des frites à la cantine, en les mettant mieux évidence. Ou plus négativement, pour nous persuader qu’on fait une affaire intéressante, qui ne l’est pas.. Une « manipulation des masses » certaine, sans glisser sur le terrain du complotisme à tout va…

L’influence de l’environnement sur nous et notre façon de décider et de penser devient pesante, avec le monde numérique. Où les algorithmes des réseaux sociaux nous enferment dans des « bulles de filtre ». Nous emprisonnant dans un monde qui dicte nos façons de voir et de faire. Accroché physiquement du doigt sur le smartphone.

La reproduction sociale est bien là ( le fils réussi parce que son père a bien réussi, le jeune échoue et devient un voyou parce que ses parents sont eux-mêmes socialement exclus )..

La métaphore de la pierre qui pense

Spinoza prend une métaphore intéressante, illustrant l’illusion de liberté.

Imaginons une pierre qu’on lance au loin, en lui donnant un grand coup de pied. La force du coup de pied propulsera la pierre à un endroit plus loin. La vitesse et le poids de la pierre détermineront là où la pierre chutera. Imaginons maintenant que la pierre pense, et soit consciente de son mouvement. Spinoza indique : « cette pierre croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut ». La pierre ignore la cause première de ce mouvement, qui est la force du coup de pied. La pierre se sentira libre. Les humains sont semblables à cette pierre. Ils pensent être libres, car ils ont l’impression d’agir eux-mêmes. Ils ignorent pourtant la cause qui a déterminé la fin.

L’être humain fait partie de la nature, et en ce sens, il est soumis aux même lois naturelles. Galilée ont bien identifié que les événements de la nature sont causés de manière nécessaire par des relations causales que la science doit expliquer.

Nous ne sommes pas « un empire dans un empire« , comme le souligne Spinoza. Nous croyons obéir à nos propres lois ; mais nous ne sommes hors de la nature. Le libre arbitre est une illusion.

L’idée que les hommes se font de leur liberté vient donc de ce qu’ils ne connaissent point la cause de leurs actions, car dire qu’elles dépendent de la volonté, ce sont là des mots auxquels on n’attache aucune idée. Quelle est en effet la nature de la volonté, et comment meut-elle le corps, c’est ce que tout le monde ignore, et ceux qui élèvent d’autres prétentions et parlent des sièges de l’âme et de ses demeures prêtent à rire ou font pitié.

L’ignorance est donc le poison qui nous conforte dans l’idée du libre arbitre.

L’essor des neurosciences confirme que ce que nous pensons, n’est au fond qu’une production chimique de notre cerveau. Jean-Pierre Changeux ( « L’homme neuronal » ) par exemple conforte cette vision déterministe. L’esprit est inscrit dans le corps ; c’est la cognition incarnée.

Les humains pensent maîtriser leur vie et en être les auteurs, parce qu’ils le désirent. L’illusion de liberté est un leurre : « Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément ». C’est l’instrument le plus puissant de notre aliénation.

Renoncer et comprendre pour mieux atteindre l’espoir.

Si l’on souhaite tenter de vivre librement, il va falloir détruire le concept de la liberté, de comprendre sa nature ; afin de pouvoir l’expérimenter..

La solution est de ne pas opposer radicalement servitude et liberté. En prenant conscience de l’illusion du libre arbitre, nous pouvons évoluer vers une marge de libération.

Renoncer et comprendre, c’est admettre que nous sommes ignorants des causes qui nous amènent à ce qu’on croit notre volonté et notre libre arbitre.

L’ignorance des causes nous fait oublier que notre volonté a son fondement dans une cause antérieure. C’est l’exemple de la pierre qui pense.

Nous croyons que notre action trouve son principe dans le but que nous visons ( cause finale ) au lieu de reconnaître qu’elle procède d’une cause antérieure dont elle est l’effet ( une cause efficiente ). Au lieu de chercher le « ce par quoi » nous agissons, nous recherchons le « ce en vue de quoi ».

C’est l’exemple typique ( et simplificateur ) de l’étudiant qui décide de prendre des cours pour entrer à l’école polytechnique, en ignorant qu’il le décide parce qu’il veut rendre fier son père qui admire cette école…

Spinoza souligne également notre ignorance de l’action, erronée, d’un Dieu, qui déterminerait une force du destin. La volonté libre ( telle que le propose Sartre ou Descartes ) ou non libre ( les stoïciens défendant une volonté pure pour gouverner les affects ou évoquant la providence ) n’existe pas.

Au promoteur de la fatalité, et au promoteur du libre arbitre, Spinoza met de côté le libre arbitre, sans renoncer à la liberté. Il nous montre comment saisir la puissance dans l’impuissance et gagner en liberté au sein de notre servitude.

Il s’agit d’être libre dans la servitude et non d’opposer l’état de servitude à celui de la liberté. La liberté, tout comme la servitude, ne sont pas des états absolus, sinon nous n’aurions aucune puissance d’agir. La proposition de Spinoza est d’exploiter au maximum la puissance de l’intellect. Comprendre la nécessité ; pas d’une providence divine, mais d’un enchaînement de causes et d’effets :

L’esprit, en tant qu’il comprend toutes choses comme nécessaires, a en cela plus de puissance sur les affects, autrement dit en pâtit moins.

Par la puissance de la raison. Cela permet de libérer les maux qui nous font souffrir. Et au contraire, la raison, qui est elle-même affective, atteindre petit à petit la béatitude. Oui, comprendre produit de la joie, de la jouissance. Et cette joie dont je suis la cause ( dont j’ai l’idée clairement en moi ) sera plus puissante qu’une tristesse dont je ne suis que la cause partielle ( dont je n’ai pas l’idée claire qui l’explique .. ).

La souffrance que nous pouvons éprouver est plus grande lorsque nous l’imaginons libre que lorsqu’elle est une chose que nous connaissons comme nécessaire. Une personne qui nous ferait du tort est elle-même soumise à une nécessité. Vouloir lui répondre par la colère nous semble alors futile. L’affect est ainsi dépassionné.

Lorsque nous comprenons la nécessité à l’oeuvre dans ce que nous traversons, cela nous libère de la tristesse. Nous ne sommes plus passifs, mais actifs ; tout en restant dans un certain déterminisme. C’est là qu’on puise une certaine liberté.

Vivre sa vie, c’est écrire sa vie

A la question « est-on-libre ? », on note donc que cela n’est pas si simple.

Mais libre pour quoi faire ? bien sûr, pour vivre, et réussir un peu le long chemin de vie.

Depuis enfant jusqu’à aujourd’hui..

Mais sommes-nous encore l’enfant que nous étions ? Que reste-il ?

Notre corps, s’il a gardé quelques traits de notre enfance, a été recréé complètement des milliers de fois. Puisque les cellules meurent, et le corps se regénère en permanence.. C’est un fait qu’on ne peut opposer.

Et notre pensée, notre « moi », qui est lui aussi fait de neurones, de cellules subissent le même sort. Notre vie mentale serait complètement regénérée, et n’aurait plus à voir avec ce que nous étions plus jeune.

D’ailleurs, on remarquera que l’on a oublié l’essentiel de notre vie. A part quelques souvenirs. De grands événements, des choses qui ont pu nous marquer. Mais entre deux, rien.. Aujourd’hui, la multiplication des photographies nous rappelle certains instants, heureusement. Mais il s’agit plus ou moins les souvenirs d’une fête, d’un moment précis. Le reste ? oublié.

Shopenhauer l’illustre ainsi par ces mots :

Sans doute nous savons un peu plus de notre vie passée que d’un roman lu autrefois : mais ce nous en savons est pourtant peu de chose. Les événements principaux, les scènes intéressantes sont gravées dans la mémoire ; quant au reste, pour un événement retenu, mille autres sont tombés dans l’oubli.

Le « moi » serait aussi une chimère, une chose recréée imaginairement par notre conscience, à parti de bribes, de discontinuités...

Un moi qui impliquerait la permanence de soi, ignorant le changement permanent n’est pas réel.

Si l’on parvient à conserver une identité intemporelle, c’est qu’elle est identité narrative. Une histoire qu’on se construit, qu’on se forge, comme on peut. D’ailleurs, ne dit-on par « histoire d’une vie » ?

Derrière les changements incessants, les vies humaines gagnent en unité lorsqu’elles sont interprétées dans un récit.

Nous possédons plusieurs vies, plusieurs tranches de vie, qu’on tresse pour en dessiner, en écrire une seule, qui serait mon histoire ; ma vie. Moi.

Nous nous constituons à travers le récit. Etre soi, c’est ne pas être identique à ce que l’on a été, mais pouvoir répondre de soi.

Ricoeur écrit ainsi :

« Les vies humaines ne deviennent-elles pas plus lisibles lorsqu’elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet ? La connaissance de soi est une interprétation, l’interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit, parmi d’autres signes et symboles, une médiation privilégiée ; cette dernière emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une histoire fictive, ou si l’on préfère, une fiction historique, comparable à ces biographies de grands hommes, où se mêlent l’histoire et la fiction ».

Le moi est une fiction ; je suis un personnage. Et qui je suis ? le personnage du récit que je tisse de ma vie.

Concernant la liberté, l’histoire qu’on vit, Simone de Beauvoir, dans des mémoires « Tout compte fait » confesse :

 » Quelle est la part des circonstances, de la nécessité, du hasard, des choix et des initiatives du sujet ? Ce qui m’aide à réfléchir sur ma vie, c’est que je l’ai racontée. D’accord ; le récit se déroule sur un autre terrain que l’expérience vécue ; mais il s’y réfère et peut permettre d’en dégager certains traits « .

Raconter sa vie, finalement, ce serait cela notre vie : vivre, c’est une interprétation permanente par la conscience du matériau de la vie. Ma vie serait la manière dont j’ai synthétisé la façon dont j’ai assimiler ces actes diffus, discontinus. Et les événements qui m’auront frappé sans que je les ai choisis.

Annie Ernaux, écrivain de « Le jeune homme » a cette jolie phrase : « les choses nous traversent ; pour qu’elles existent, elles doivent être écrites, passer dans cette forme-là ».

Ecrire, ce n’est pas forcément au sens propre. Cela est aussi au sens figuré.

Gabriel Garcia Marquez :

 » La vie n’est pas ce que l’on a vécu mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient « .

« C’est parce qu’on se la raconte que notre vie à la fois prend la forme d’une unité et devient nôtre : dans la façon de tisser les fils se joue notre liberté. Vivre, être libre, devenir soi. L’interprétation permanente du matériau de notre vie.

Vivre, c’est littéralement (se) raconter des histoires.

Marianne Chaillan, qui a inspiré ces notes ici, dans l’essai « Ecrire sa vie » conclut ce billet :

A nous d’écrire nos mille et une nuits, sans illusion sur notre capacité à en décider absolument le contenu, ni à en maîtriser l’issue, mais en nous souhaitant une force et une vitalité telles que nous ayons toujours envie d’entendre et d’écrire la suite…

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